[Le Temps] Quel est le potentiel de l’économie circulaire en Suisse?
[Benoît Charrière] Seul 13% de ce qu’on consomme a été fabriqué avec des matières recyclées et la Suisse est le pays qui, par habitant, émet le plus de déchets. Le potentiel est particulièrement important pour les matériaux de construction, les déchets ménagers et dans l’agroalimentaire. Les déchets verts remplissent encore nos poubelles et la biomasse est à peine valorisée. Nous avons comparé en 2009 l’empreinte écologique d’une bouteille de vin genevois à une bouteille étrangère. Il en ressort que l’impact climatique du vin genevois est moindre s’il est bu en Suisse, pour des questions de transport, mais que la fabrication du verre, énergivore et gourmande en sable, a plus d’impact. Aujourd’hui, la quasi-totalité des bouteilles restent pourtant produites. Leurs consignes, leur réutilisation reste marginale.
Que faut-il faire pour mettre en place une économie circulaire?
L’économie circulaire, c’est revenir au réflexe de nos grands-parents. Tout est à faire: sensibiliser, éduquer, former les écoliers, les patrons, les élus. Responsabiliser les producteurs, en amont, pour qu’ils construisent des produits recyclables. Mais il doit y avoir des incitatifs ou des règles. Le «green deal» (ndlr: une initiative adoptée en 2020 pour rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050) fixe des objectifs. La société civile est appelée à trier ses déchets, à baisser le chauffage mais c’est insuffisant et les législations doivent évoluer.
C’est un défi international de pousser les producteurs, notamment chinois, à garantir que leur production, souvent un mélange de plastiques, soit recyclable. Ne manque-t-il pas une instance onusienne pour y faire face?
L’ONU et la Banque mondiale ont des initiatives, la fondation Ellen MacArthur aussi. En Suisse, il y a des initiatives comme Circular Economy Switzerland ou Regiosuisse. L’Office fédéral de l’environnement et le Secrétariat d’Etat à l’économie doivent adresser le problème ensemble, car il est économique et climatique.
Par où commencer alors?
Capitaliser sur les bonnes pratiques et les dupliquer. Les entreprises, les collectivités doivent passer à l’action, faire des tests, essayer. L’Etat à un rôle immense à jouer, en établissant des conditions-cadres, qui sont encore balbutiantes. A Genève, une nouvelle loi va rendre le tri des déchets obligatoire, une bonne chose. L’usine d’incinération des Cheneviers aura une capacité moindre [ndlr: dès 2026, elle brûlera 160 000 tonnes de déchets par an, contre 210 000 aujourd’hui] mais il faudra du temps avant que les Genevois ne désencombrent leurs poubelles. Pôle Bio, une future usine de méthanisation dans le canton, doit exploiter des déchets verts. Le potentiel de valorisation locale est crucial, pour autant que les infrastructures suivent, de même que le changement de comportement.
En quoi est-ce intéressant, pour une PME, d’adopter une telle approche?
L’économie circulaire est une opportunité. Les PME qui l’adoptent seront plus résilientes notamment parce qu’il s’agit d’un argument de vente. L’entreprise genevoise Aprotec, qui a été accompagnée par la Fabrique Circulaire, vend des éclairages de sécurité (dont le bonhomme vert qui indique les sorties de secours) et utilise désormais des matériaux plus durables, un argument pour proposer moins cher un produit réparable fabriqué à Carouge. La marque horlogère ID Genève se fait un nom avec ses montres suisses et circulaires [ndlr: notamment dans le New York Times]. Nous ne sommes ni pour la décroissance, ni capitaliste: l’économie circulaire est un changement de paradigme, un moyen d’accélérer la transition écologique.
Les PME n’ont pas forcément les moyens de faire face à un tel chantier.
Elles doivent changer de réflexes. Moins investir systématiquement dans un site internet et plus considérer l’économie circulaire, disposer au moins d’une personne en charge de la question. Elles sont aussi souvent poussées à devenir circulaire car les multinationales pour lesquelles elles travaillent l’exigent de plus en plus. Elles doivent aussi être accompagnées.
Par la Fabrique Circulaire?
Des mécanismes se mettent en place, ils varient selon les cantons. À Genève, nous avons lancé la Fabrique Circulaire, un programme d’accompagnement pour PME soutenu à 80% par un fonds de la Migros. Les PME paient les 20% restants. Nous avons sélectionné 15 PME, que nous accompagnons pendant 18 mois. Nous lançons à présent la Fabrique Circulaire dans le canton de Vaud, où une Fondation paie un tiers du programme, les PME un autre tiers et l’Etat le dernier tiers. En 2022, le canton de Genève a lancé son diagnostic action, qui a accompagné 42 entreprises dans leur transition vers la durabilité. Il y a aussi Reffnet, une association soutenue par la Confédération, qui fait surtout du diagnostic.
A quand une Fabrique Circulaire dans toute la Suisse?
Nous voulons la déployer en Suisse mais il faut trouver des partenaires. Depuis 2023 nous pouvons compter sur un partenariat avec Swiss Recycling pour déployer le programme. Ce qui est certain, c’est que le cofinancement public-privé crée un véritable effet de levier pour les entreprises, comme c’est le cas dans le canton de Vaud, pionnier en la matière.
La guerre en Ukraine a-t-elle accéléré ou réduit l’attrait de l’économie circulaire?
Le Covid et la guerre ont fortement accéléré une courbe déjà engagée, qui consiste à repenser la manière dont nous produisons nos biens. Les prix de l’énergie et des matières premières, qui ont augmenté, ont poussé par exemple l’entreprise de métal genevoise Kugler Bimetal à renforcer le bouclage de valorisation des métaux comme le bronze.
Pouvez-vous nous donner des exemples?
Le Groupe Serbeco recycle désormais du matériel de bureau, ce qui pousse à la création d’une filière dans ce secteur. Grunderco, un vendeur genevois de machines agricoles, a testé un modèle de location de ses machines, un peu comme le fabricant Hilti ou Mobility pour les voitures. Louer implique une autre relation avec la clientèle, à plus long terme, un atelier de réparation plus important pour entretenir le matériel. Patagonia répare désormais les vestes usées ou les fermetures éclair cassées, souvent gratuitement. L’économie circulaire engendre souvent des prix plus élevés au départ, mais après c’est moins cher.
Se dirige-t-on vers une société de location, de ludothèques et de bibliothèques?
On se dirige vers une société mixte. L’économie du partage, comme la location, n’est pas la solution la plus pertinente pour tout le monde. Faut-il vendre ou louer? Récupérer les matériaux? Repenser les flux énergétiques? Peut-être au cas par cas. Il faut tester, passer à la mise en œuvre et l’Etat doit prendre le risque de jouer un rôle d’exemplarité, par exemple en intégrant des critères d’économie circulaire dans les marchés publics.
Et interdire davantage? Les pailles en plastique par exemple?
Les pailles sont une aiguille dans une botte de foin mais les interdire aide à sensibiliser les gens. Plutôt qu’interdire il faut à mon avis inciter par exemple l’usage du béton recyclé, en particulier pour certaines infrastructures, comme un parking souterrain, qui n’a pas besoin de matériaux nobles. Pour ce faire, il faut que les professionnels, des architectes aux investisseurs, soient plus formés sur l’impact environnemental des ressources.
Une étude de l’EPFZ publiée en mars indique que les Suisses soutiennent l’économie circulaire mais ne veulent pas acheter d’occasion...
C’est symptomatique d’un manque de sensibilisation. Nous avons par exemple, avec le WWF et les SIG, le projet Genèvoltaïque, qui consiste à accélérer la pose de panneaux solaires dans le canton. Nous avons contacté une quinzaine de régies et propriétaires dans ce cadre et la moitié n’ont même pas voulu entrer en matière ou n’ont pas trouvé utile de se pencher sur la question.
Y a-t-il un modèle à l’international dont on puisse s’inspirer?
À Amsterdam, la plupart des fonctionnaires doivent désormais travailler dans des espaces de coworking et je trouve que ça fait sens. Le coworking permet de ne pas avoir de relation avec une régie et donc de se concentrer sur son métier, d’être plus près de son lieu de travail. L’espace est une ressource. Il n’y a souvent aucun intérêt pour une PME dans les services, à moins de vouloir faire un placement, d’être propriétaire de son bureau [ndlr: Benoît Charrière nous reçoit dans un espace de coworking, l’un des nombreux dans lequel ses collègues et lui travaillent].
Nos villes peuvent-elles remplacer des carrières ou des mines? A quel point peut-on se contenter de matières premières secondaires?
Les villes sont les mines de demain. L’économie circulaire est un moyen pour développer des stratégies dans ce sens. On aura malgré tout toujours besoin de ressources naturelles. À choisir, malgré les ZAD et le mouvement «Not in my backyard» (pas dans mon jardin), je préfère une carrière comme celles du Mormont ou du Salève à d’autres plus lointaines. Il y a moins de transports et les conditions d’extraction sont meilleures. L’enjeu réside dans la manière de traiter la préservation de la nature et le besoin en ressources naturelles de manière concertée, que ce soit pour produire de l’énergie, des bâtiments ou des biens de consommation.
Interview Le Temps
Entretien (article original) mené par Richard Etienne - membre de la rubrique éco/finance du Temps, avec Benoît Charrière - codirecteur en Suisse du groupe dss+, l’entreprise qui a créé en plein covid la Fabrique Circulaire, un programme d’économie circulaire pour PME.